Les entrelacements de Chrissy Kwok-Ying Cheung
Jordan Arseneault
Traduit par Yves Charuest

Peintre à la touche assurée et la sensibilité musicale, Chrissy Kwok-Ying Cheung s’inscrit dans la tradition des peintres de l’abstraction lyrique intéressés par la psychologie des couleurs et des formes de l’inconscient. La préoccupation de cette enseignante et graphiste de Montréal pour l’exploration des techniques et matériaux de la peinture sur toile la pousse à s’engager dans une voie nouvelle et audacieuse où l’inscription de marques et de traits confère aux œuvres un caractère narratif sous-entendu et où les couleurs entrent en résonance avec les formes.

Pour sa plus récente série, Intrigue, qui a fait l’objet d’une exposition solo à la Galerie d’art de la Bibliothèque publique Eleanor London de Côte-Saint-Luc en 2013, Cheung a réalisé sept nouvelles œuvres abstraites très élaborées, dont l’œuvre centrale est Attack, une toile de grand format. Le cadmium jaune citron et le bleu azur occupent une place importante dans cette série. Cheung, qui mélange elle-même ses propres pigments à base d’acrylique, reconnaît sa dette envers les théories des couleurs de Goethe et Chevreul. L’attention qu’elle porte aux effets produits par la présence simultanée de couleurs et les contrastes révèle parfois sa fascination pour la synesthésie, cette condition où les couleurs peuvent être entendues ou senties de manières non visuelles.

Son approche n’est pas sans rappeler Delaunay, Kandinsky et le regretté Paterson Ewen. L’influence de ce dernier s’exprime notamment dans le caractère de vue aérienne ou cosmique de certaines des toiles de Cheung, qu’elle peint souvent à plat sur le sol, sur des planches, dans son studio à plafond bas. L’artiste n’utilise jamais de chevalet et travaille de tous les côtés, décidant souvent de l’orientation de la toile une fois celle-ci terminée. Bien que confinés à la toile, les émotions et les espaces multiples semblent défier les contraintes de leurs limites physiques.

L’apparence cartographique des œuvres de Cheung complète bien le caractère détaillé et enchevêtré des formes et des textures qu’elle produit par l’accumulation de nombreuses couches sur de longues périodes. Bien que chaque œuvre soit réalisée de manière plutôt intuitive, en réaction à une œuvre de danse contemporaine ou de musique d’avant-garde, elle applique la peinture et, plus rarement, d’autres matériaux, de manière intentionnelle et énergique. Les zones nébuleuses sont rares, alors que les lignes, les coups de pinceau et les marques laissées par le retrait de peinture renvoient aux moments précédant et suivant les événements observés, réels et imaginaires. Dans les œuvres comme Scenario No.1 et Deconstruct, la diversité des couleurs empêche le spectateur de fixer trop longuement du regard un point en particulier; il y a toujours plus à voir et d’autres lieux à visiter pour la pensée.

Contrairement aux séries précédentes telles que Non-Séquentiel (2011) et Every Method: No Method (2010), une œuvre se démarque du reste de la série Intrigue, par son éloignement de l’abstraction. Shear représente une paire de ciseaux, symbole bénéfique présent dans un rêve récurrent de la peintre. En démêlant les significations de son rêve, Cheung est parvenue à se libérer et mettre fin à une période d’inertie créatrice. Cet effort est à l’origine de sa dernière série d’œuvres. En laissant le champ libre à sa créativité à la fois méthodique et inconsciente, Chrissy Kwok-Ying Cheung crée des territoires spatiaux complexes qui mettent en jeu des énergies et des substances que l’œil peut sentir.